Pour que chacun soit partie prenante de son parcours de santé, les soignants autant que les soignés, le système sanitaire doit en permanence se remettre en question. Animé par des valeurs de solidarité, le système de soins français a connu des heures de gloire bien qu’il traverse actuellement certaines crises, dont la résolution pourrait passer par une remise en question des valeurs qui le portent.
Si les investissements technologiques coûteux et les infrastructures modernes sont plébiscités par le plus grand nombre pour symboliser le développement sanitaire, les activités de soins ont été socialement et moralement dévalorisées pendant des décennies, la dévalorisation touchant aussi tous ces soignants qui s’acquittent vertueusement de leurs tâches.
L’éthique du Care, comme la transformation sociale qui en découle, pourrait permettre à notre système sanitaire de franchir une étape décisive dans la personnalisation de l’approche thérapeutique et dans la progression morale de notre société par la même occasion. Plus qu’une attention et un comportement altruiste, le Care n’est pas seulement le moteur de travailleurs et de soignants, mais une véritable philosophie et une éthique, voire même une politique à mener à bien.
Un mouvement vers le patient
Déjà en 1974, Simone Veil faisait voter la charte du malade hospitalisé, pour qu’il conserve sa dignité et puisse bénéficier de la meilleure qualité des soins. Dans la même lignée, en 1996, les ordonnances Juppé prévoyaient la représentation des usagers au sein des instances sanitaires. En 1998, des centaines de milliers de citoyens participaient aux états généraux français de la santé et tentaient de repositionner la voix des patients. Enfin en 2002, la loi Kouchner consacrait le droit des patients d’une magnifique manière. Toutes ces avancées tangibles ont installé dans la conscience collective la nécessité d’un système sanitaire considérant les patients, sans pour autant aller bien au-delà qu’une représentation utile mais insuffisante.
Malgré ces avancées qu’on qualifie de démocratie sanitaire, la médecine est encore centrée sur la maladie et ses traitements et non sur l’individu et son projet de vie. C’est précisément ce changement de paradigme, porté par une éthique nouvelle, qui pourrait permettre de combler l’écart entre les attentes immenses et justifiées de la population vis-à-vis de son système de santé, et les soignants au sein de leurs structures sanitaires à réformer.
L’éthique du Care
L’éthique et la morale qui nous animent apparaissent souvent comme des termes synonymes, issus tout deux étymologiquement des mœurs. La morale réfère à un ensemble de valeurs et de principes qui permettent de différencier le bien du mal, le juste de l’injuste, l’acceptable de l’inacceptable, et auxquels il faudrait se conformer.
« La morale n’est légitime qu’à la première personne. La morale ne vaut que pour soi ; pour les autres, la miséricorde et le droit suffisent » disait André Comte-Sponville. Y a-t-il de la place dans la morale pour une autre flamme que celle de la justice et du droit ?
Chez Hegel, l’éthique est ce qui concerne l’organisation des rapports sociaux, par opposition à la moralité qui énonce les principes de l’action individuelle. La réflexion éthique est un consensus autour de valeurs collectivement admises, de critères d’humanité alors que la morale définit des devoirs face à l’humain. L’éthique, cette « esthétique de dedans » selon Pierre Reverdy, est donc un ensemble de principes moraux qui sont à la base de la conduite de quelqu’un. L’éthique est souvent considérée comme la science morale.
Quelle éthique pourrait alors porter une transformation utile pour tous ?
L’étude de la morale est une des préoccupations majeures des penseurs humanistes, tout comme de ceux qui ont en charge de diriger le système sanitaire solidaire.
Il s’agit d’un ensemble de normes communément admises comme devant s’imposer au corps social.
Le « Care » est difficile à traduire, on le définit souvent comme : faire attention à. Les actions qui en découlent sont autant à mettre en avant que la doctrine philosophique du Care et son éthique ayant émergées dans les années 1980 outre atlantique (Carol Gilligan*).
L’éthique du Care cherche à faire entendre une voix différente en morale que celle de la justice : celle de l’attention aux situations particulières, de la disponibilité affective, de la responsabilité dans des situations relationnelles. Elle est souvent attribuée à tort à une communauté restreinte, féministe et privilégiée.
La psychologie sociale a été dominée longtemps par les stéréotypes, comme celui que les femmes étaient moins morales et dépassaient moins le stade conventionnel que les hommes ; leur morale était reléguée à l’abnégation considérée comme inférieur d’un point de vue social et économique. La morale était le plus fréquemment reliée à la justice, au droit, plutôt qu’aux relations à l’autre.
La philosophie du Care place des données d’apparence ordinaire au centre de la morale, une nouvelle reconnaissance d’une morale basée sur l’intelligence émotionnelle, le soi relationnel et le cerveau sensible, qui y ont toutes leur place.
Considérer l’hétérogénéité des relations humaines, la diversité des situations de dépendance et de vulnérabilité, est aussi importants que de diffuser le nouveau sens éthique de l’autre, permettant d’élargir la morale et de repositionner de façon centrale l’éthique du Care.
Nous avons autant besoin d’un nouveau mouvement philosophique que des développements technologiques en vogue pour porter les espoirs de rénovation tant attendue de notre système de santé.
Notre société vit sur des acquis sociaux, matériels mais également idéologiques. Le patriarcat, bien ancré, conçoit la morale en lien avec la justice, et l’éthique du Care comme un élan féministe plutôt qu’une autre forme de morale.
Une éthique du Care nécessite donc une transformation sociale pour s’imposer à tous. En effet, comme le suggère Carol Gilligan, « ce que le patriarcat exclut est l’amour entre égaux ; il exclut donc la démocratie qui est basée sur cet amour et la liberté des voix qu’il encourage ».
La démocratie sanitaire pourrait alors être symbolisée par l’égalité relationnelle entre le soigné, considéré comme le faible ou l’affaibli, et le soignant, considéré comme le fort ou le sachant.
Aimer et reconnaître son prochain comme soi-même, même s’il est affaibli et amoindri par la maladie, est un enjeu moral plus qu’un commandement biblique : ce serait un des enjeux fondamentaux de transformation éthique et sociale de notre système sanitaire.
L’éthique du Care, souvent confondu avec féminisme et portée par des femmes, ne peut pas se résumer à un conflit de genres, des femmes contre les hommes ; les hommes et les femmes œuvrent ensemble pour libérer la démocratie du patriarcat et pour libérer l’histoire humaine de sa tendance sociale hiérarchique. La hiérarchie dans les soins, en souhaitant dominer la maladie, soumet régulièrement la personne fragile, en lui donnant l’impression d’être rabaissée et en lui faisant même perdre parfois sa dignité.
La hiérarchie habituelle des organisations de soins se préoccupe plus souvent du respect des règles que de l’harmonie de la vie des acteurs. Cette éthique de l’autre pourrait aussi autoriser de nouvelles méthodes managériales des équipes soignantes, en recréant plus de profondeur dans les relations soignants-soignés ainsi que celles entre soignants.
Le Care n’est donc pas uniquement le souci des autres mais le sens des autres, un sens moral.
La responsabilité de l’autre, le devoir vis-à-vis d’autrui
Emmanuel Lévinas a légué une œuvre philosophique fondatrice dont l’éthique se fonde sur la place accordée à l’autre dans la relation. L’éthique du Care s’inscrirait dans cette continuité, avec la responsabilité vis à vis de l’autre.
Quelles différences fait-on entre devoir et responsabilité ?
Le devoir est un engagement moral envers quelque chose ou quelqu’un, alors que la responsabilité consiste en une capacité de répondre de ses actes.
Comme le devoir se réfère à l’engagement moral, il dénote un sentiment actif de faire quelque chose.
En cas de devoir, la personne sera impliquée dans l’activité sans intérêt personnel. La responsabilité peut être qualifiée de capacité à agir de sa propre volonté, sans aliénation. C’est l’obligation de mener à bien une tâche assignée. Dans la responsabilité, une personne est seule responsable de l’ensemble de la tâche et de ses résultats. C’est la responsabilité des parents de donner une bonne éducation à leurs enfants. Une fois qu’une personne s’engage dans une tâche ou si on lui a confié un devoir, alors cette personne s’y adonne pleinement.
Considérer l’autre selon la morale du devoir, autant qu’assumer sa propre responsabilité, permettrait de recentrer le système sanitaire autour de l’individu dans sa globalité et pas seulement autour de la maladie.
Chaque acteur de santé pourrait légitimement rechercher l’élévation de soi par l’attention portée aux autres, et pas seulement par la justification argumentée de ses actions et ses décisions.
L’entreprise sanitaire et sociale n’est pas une entreprise de marché comme les autres, elle revêt des fonctions de cohérence sociale nous imposant une considération supérieure qui n’est pas exclusivement matérielle. La recherche qualitative y aurait autant sa place que la recherche quantitative, le raisonnement inductif prenant en considération le particulier et l’individu, y côtoierait le raisonnement déductif plus général et statistique. Les raisonnements du Care sont moins argumentatifs que narratifs ; ils prennent souvent leur sens dans un contexte particulier.
Le Care consiste à accepter qu’il n’y ait pas de réels pourvoyeurs et dépendants en tant que tels, mais des interdépendants, chacun avec ses vulnérabilités. En faveur de la reconnaissance d’un réalisme ordinaire, le Care n’est pas que la préoccupation des faibles, c’est une éthique autant qu’une politique à mener.
Ne nous y trompons pas, nous nous grandirons dans les actes si nous nous hissons moralement. Les enjeux multiples qui se dessinent sont de trouver la validité propre du particulier, faire confiance à l’expression de l’expérience, retrouver une place à l’expression subjective et à la revendication individuelle…
La manière d’être des soignants devrait trouver une doctrine à la hauteur de sa transformation attendue.
Si notre capacité d’expression affective conceptuelle et langagière arrive à la reconnaissance, on peut encore se demander : que faut-il donner de soi pour que le patient devienne lui-même ?
Empathie et compassion
Le soignant « idéal » est-il celui qui honore ses protocoles et administre ses remèdes minutieusement en gardant une extrême distance avec son patient ? Est-il celui qui vit la maladie avec le patient dont il a la charge ? Probablement ni l’un ni l’autre car un peu des deux.
Notre serment d’Hippocrate autant que nos valeurs communes nous engagent à honorer les qualités d’empathie et de compassion. Quelles différences doit-on faire entre ces deux qualités indispensables à tout soignant ?
La souffrance est un problème pouvant toucher tout le monde. Dans quelle mesure peut-on se mettre en relation avec la souffrance de l’autre, sans se mettre soi-même en situation de détresse ?
La compassion marque des rapports différents à autrui et à soi-même, elle implique un sentiment de bienveillance, avec la volonté d’aider la personne qui souffre, alors que l’empathie fonctionne comme un simple miroir des émotions d’autrui.
Les soignants ont à cœur de donner le maximum d’eux-mêmes selon leurs conditions d’exercice, mais doivent aussi se protéger de l’accumulation des tensions multiples générées par les souffrances et fragilités qu’ils gèrent au quotidien.
En conclusion, l’avenir de notre système de santé doit reposer la question de l’autre et de l’humain comme priorité. Ce n’est nullement une œuvre de charité ou un acte de privilégié que de se soucier de l’autre et d’y faire attention, mais une véritable philosophie engageante. Cette éthique du Care, la psychologie morale qui en découle, dessinent les contours d’une véritable politique de transformation sociale, capable d’améliorer notre société, trop souvent patriarcale et centrée sur la justice, dans sa structure. Les valeurs d’empathie et de compassion, l’intelligence émotionnelle et l’épanouissement relationnel, sont autant de piliers sur lesquels nous aurons à refonder nos actions, pour un système de santé progressif et à la hauteur de nos attentes.
Dr Alain Toledano – Président de l’Institut Rafaël
Cancérologue Radiothérapeute
Président du conseil médical de l’Institut d’Oncologie des Hauts de Seine
Directeur médical de l’Institut de Radiochirurgie de Paris – Centre Hartmann