Les effets d’une séance de danse thérapie introduite dans le déroulé
d’un groupe de paroles fondé sur la logothérapie.
Shéhérazade Boyer-Tami, danse thérapeute, Isabelle Delattre, logothérapeute
Contexte
L’institut Rafaël, centre expérimental de médecine intégrative en cancérologie, propose à ses patients une palette de soins d’accompagnement tant individuels que collectifs : sophrologie, ostéopathie, coaching sportif, consultations d’esthétique, de nutrition, de psychologie, musicothérapie, yoga, méditation, ateliers d’art thérapie, de danse thérapie et des groupes de paroles fondés sur la logothérapie.
Ces groupes de paroles sont composés de 7 patientes engagées dans une rencontre hebdomadaire de deux heures, 15 semaines d’affilée. Ils ont pour objectif de redonner du sens à une vie bouleversée par l’annonce et les traitements du cancer. Les premières séances installent une dynamique de groupe et amènent – c’est quasiment « mathématique » – à un lâcher-prise général à la sixième séance : les masques se craquèlent, les émotions affleurent et les confidences s’entrecroisent.
Même cruciale sixième séance en danse thérapie. À l’institut la sixième séance de Danse Thérapie est aussi la dernière du cycle. Six semaines pour encourager l’écoute du corps, cette « grande raison » dont parlait Nietzsche et réamorcer la pulsion de vie en allant à la rencontre de tout ce qui va bien.
D’où l’idée d’introduire une séance de danse thérapie juste après la sixième séance de groupe et accompagner la libération de la parole en donnant la voix au corps et peut-être plus…
Cadre
Le cadre du groupe de paroles est fixé dès la première séance comme en danse-thérapie : « tout ce qui se passe dans le groupe reste dans le groupe, sauf urgence vitale ». Chaque patiente s’engage à faire preuve de bienveillance et de tolérance, à suspendre tout jugement quant à la situation et aux difficultés vécues par les membres du groupe. Il est aussi garanti par la tenue d’un soin collectif dans un centre de médecine intégrative dédié à l’après-cancer où par essence, les thérapeutes sont formés à la prise en charge de patients dès l’annonce du cancer et au travail entre disciplines. Le transfert de cadre entre le groupe de paroles et l’atelier de danse thérapie s’est donc fait en toute sécurité à l’image du témoin que se donnent les participants d’une même équipe lors d’une course de relais.
Car si la prise en charge en danse thérapie nécessite un entretien individuel en amont du cycle collectif – afin d’évaluer la dimension économique du patient, son état émotionnel, son sommeil, ses préférences cérébrales, ses ressources, ses croyances …pour mieux l’accompagner dans son projet de vie – il a été préféré un partage des points de vigilance et des besoins exprimés (patiente encore en chimiothérapie, par exemple, relation à la mère difficile, alexithymie, besoin de lien ou encore fatigue profonde… ).
Au-delà de la définition du cadre de la séance, la volonté de départ commune des deux animatrices était de tirer parti du lien de confiance tissé entre elles pour donner aux patients la possibilité de s’exprimer au delà des mots, de donner la parole au corps.
Déroulé
Le jour J, 4 participantes, les deux animatrices et un stagiaire en formation au sein du groupe de paroles se sont retrouvés pour une séance de deux heures dans la salle de danse de l’Institut. Au programme des premiers instants, un tour de table pour se (re)présenter, une évaluation de l’humeur et de l’état de fatigue de chacun sur une échelle de 0 à 4 et le choix d’une carte de photo-langage représentant son état du moment…
Le groupe est motivé mais un peu intimidé. Je suis contente d’être là mais je n’ai pas beaucoup d’énergie. Mon niveau de plaquettes est très bas / Je ne sais pas à quoi m’attendre / C’est la première fois que je participe à un atelier de danse thérapie, je suis curieuse de voir ce qu’il va arriver/ J’ai déjà suivi des ateliers de danse thérapie mais le contexte est différent maintenant que je suis dans le groupe de paroles.
Après un exercice de respiration dynamique, l’échauffement commence. C’est le point de départ d’un continuum qui durera 1h30 et pendant lequel toutes les cellules sont invitées au mouvement. Par des projections de bras rythmés, puis plus amples comme pour dessiner un tableau par couches successives / S… et P… se donnent à fond. A… et N… restent en retrait. Leurs mouvements restent limités, contenus. Mais, l’exercice suivant : marcher comme un éléphant et s’ancrer dans le sol fait tomber leurs dernières résistances. Je me suis sentie remplie d’énergie, j’avais envie de laisser mes empreintes sur le tapis de la salle de danse/J’ai commencé à lâcher/A ce moment, j’ai totalement dépassé le regard de l’autre.
L’engagement du bassin est difficile tandis que jouer à taper ses pieds au sol en rythme est salvateur. Portées par la musique S…, P…, N… et A… se laissent entrainer dans une sarabande de duos d’un bout à l’autre de la salle. Et hop, un partenaire, et hop, un autre partenaire. Les joues de N… changent de couleur, les yeux de A… commencent à briller d’un autre éclat, S… glisse tout naturellement vers P…, qui l’accueille de sa plus belle pirouette. L’ambiance a changé : le groupe s’amuse, joue et se laisse porter par le flow, cet état de conscience si particulier où la personne se trouve plongée dans un état de concentration énergisant lui permettant de profiter pleinement et sans pensée parasite de l’activité à laquelle elle se livre.
Et ce n’est pas le prochain exercice, danser tous ensemble à la manière de derviches tourneurs, qui va arrêter cette sensation. J’ai eu l’impression qu’un verrou sautait, que j’étais totalement décomplexée/ J’ai vraiment lâché/ Je ne sentais plus la douleur. Je me sentais portée par l’énergie du groupe, par cette joie contagieuse qui me faisait oublier tout.
Elles le disent toutes : ces moments volés ensemble au cancer, aux traitements, aux soucis du quotidien, à la peur sont libérateurs. S…, A…, P… et N… sortent de cette séance étonnées et heureuses d’avoir « réussi », d’avoir été débordées par l’énergie communicative du groupe et d’avoir établi une autre forme de connexion à elles-mêmes. J’ai un corps/Je sors de cette séance plus cohérente, plus authentique/ Je me sens transformée physiquement, débarrassée de la honte de mon corps/ J’ai réalisé que j’avais besoin du groupe. Il m’a permis d’entrouvrir encore plus la porte sur mon vrai moi/ Je me sens plus ancrée/ J’ai fait confiance, car les deux thérapeutes étaient présentes et que je les connais. J’ai même accepté de danser les yeux fermés.
En fin de séance, le choix des patientes se porte sur des cartes différentes, plus colorées, plus dynamiques. Sur l’auto évaluation, le thermomètre de l’énergie vitale remonte, celui des douleurs et de la fatigue baisse. L’air semble plus léger, un sourire illumine tous les visages.
Auto évaluation patient :
- 100% des patients se sentent mieux après la séance (humeur et bien-être )
- 100% des patients se sentent moins fatigués
- 75% observent une baisse des tensions et des douleurs
Et à la séance suivante du groupe de paroles, que s’est-il passé ?
Le groupe était manifestement plus présent, plus confiant comme si la sensation de flow éprouvée lors de la séance de danse thérapie avait laissé quelques traces de sa poudre magique de lâcher-prise. N… se sent mieux, elle l’annonce : je veux vivre autrement, peut-être ailleurs, plus près de mes racines. J’ai ressenti profondément le besoin de m’enraciner. C’est une évidence pour moi, aujourd’hui. A… l’avoue : je suis venue en trainant des pieds au groupe de paroles. Je n’étais pas convaincue de l’effet groupe. Maintenant, j’ai envie de jouer le jeu, d’accélérer le changement. P… a franchi une étape importante. Elle le dit : j’ai senti mon corps se déplier. Mes mouvements étaient plus coordonnés. J’ai envie de danser, de bouger et de m’occuper de moi. S… se sent plus incluse dans un groupe qui a gagné en cohésion : j’ai envie de m’impliquer plus dans le groupe. J’ai d’ailleurs fait des recherches sur mes ancêtres. Je ressens le besoin d’en savoir plus sur ma famille. C… qui a déjà suivi des séances de danse thérapie opine : pour moi, la danse thérapie a agi comme un révélateur et m’a permis de lever en partie le déni sur ma situation.
Cette septième séance du groupe de paroles menée par une danse thérapeute est une expérience inédite en ce qu’elle a donné la parole au corps, un corps malmené par la maladie et les traitements un corps malmené par la maladie et les traitements. Il était difficile de cacher sa fragilité et donc impossible de tricher. L’intention d’authenticité qui sous-tendait cette séance s’est incarnée au fur et à mesure des exercices et du flow que l’on ne pouvait plus arrêter.
C’est donc un groupe de paroles conscient d’être « un bon groupe » qui s’est réuni la semaine suivante animé d’une nouvelle mythologie : nous sommes le groupe qui a jeté ses masques aux orties et qui est prêt à tout aborder car nous avons été capables d’aller plus vite, plus loin, autrement.
Le groupe de paroles de l’Institut Rafaël s’inspire de la philosophie (analyse existentielle) et de la clinique (logothérapie) du psychiatre viennois Viktor Frankl. Pour lui, au-delà de la pulsion sexuelle (Freud) et de la volonté de puissance (Adler), tout homme est mû par un inconscient spirituel, qui le pousse à chercher le sens de son existence. Et cela peut se faire, selon trois manières d’être au monde : en s’engageant pour une cause (ethos), en se consacrant à une relation privilégiée (eros) ou en accomplissant une œuvre (pathos).
L’objectif du groupe de paroles est de permettre à chacun:
- d’identifier ce qui lui donne l’envie d’avancer : défendre les animaux maltraités, lever des fonds pour une association, rééquilibrer sa vie de couple, devenir un spécialiste du jardinage….la liste est infinie.
- de retrouver une dynamique de vie, sa dynamique de vie, celle qui le rend plus authentique, en accord avec ses valeurs et donne du sens à sa vie.
La danse thérapie est une approche groupale «à la croisée de l’art, de la création, de la psychomotricité, de la thérapie à médiation corporelle». Elle engage le corps, crée une résonance avec la psyché, permet de libérer le corps de ses cuirasses et de retrouver une certaine forme de mieux-être.
Parce que la maladie absorbe beaucoup d’énergie, à l’Institut, la danse thérapie s’intéresse particulièrement à la dimension « économique » du patient. L’engagement adapté du corps permet de réveiller la pulsion de vie, de souffler sur le feu de l’énergie vitale. Au fil des séances, un rapport plus positif au corps se construit malgré les pertes et les transformations induites par le cancer. Ces expériences dansées rassurent le patient, lui donne confiance et lui permettent de ne plus se définir par sa maladie.
La danse thérapie en oncologie : cheminer de l’idée d’un corps qui semble trahir vers l’expérience d’un corps partenaire.